Le français intensif. Vers une transdisciplinarité en
langue seconde.
Article paru dans la revue Québec français, no 132, 2004
Claude Germain*
Joan Netten**
En 1998, nous avons effectué une recherche sur le français intensif
(1998-2001), inspirée par les résultats positifs des expériences
pédagogiques de Lise Billy (1980) entreprises au milieu des années
soixante-dix en français intensif et en anglais intensif, ainsi que par
le succès grandissant qu’a connu, depuis, l’anglais intensif
au Québec. Notre recherche s’est déroulée dans 23
classes de 6e année, dans la province de Terre-Neuve-et-Labrador . Tel
que conçu, le français intensif n’est pas sélectif
: il s’adresse à tous les types d’élèves, quelles
que soient leur motivation et leurs habiletés intellectuelles .
Le premier fondement théorique de cette recherche (Germain et Netten, à paraître,
a) est l’hypothèse de l’interdépendance des langues
(Cummins, 1979), suivant laquelle même si deux langues sont très
différentes en surface, elles feraient appel, en profondeur, à des
processus cognitifs identiques. C’est ce qui explique les transferts
entre deux langues. Par exemple, les processus développés lors
de l’apprentissage
de la lecture ou de l’écriture en L2 n’ont pas à être
réappris en L1. C’est ce qui nous autorise à réduire
de 50% le temps consacré à l’apprentissage de l’anglais,
langue première.
Le second fondement théorique est la transdisciplinarité : le développement
intellectuel de l’enfant n’est pas compartimenté comme le
sont les matières scolaires, qui seraient plutôt unifiées
dans le cerveau de l’élève (Vygotsky, 1985). Plusieurs processus
cognitifs sous-jacents sont communs aux langues et aux autres matières
scolaires, comme la capacité de généraliser, de faire des
hypothèses, de résoudre des problèmes, etc. C’est
ce qui nous autorise, cette fois, à comprimer d’environ 50% des
matières comme les sciences et les sciences humaines. Concrètement,
dans 23 classes, il a été possible de consacrer entre 50 et 80%
du temps, quotidiennement, durant les cinq premiers mois de l’année
scolaire, à l’apprentissage du FL2. À cela, il faut ajouter
les heures régulières consacrées à cette matière
durant les cinq derniers mois de l’année scolaire . C’est
ainsi que la moyenne du temps d’apprentissage consacré au français
a pu passer de 90 heures/année à 300 et même, dans quelques
cas, à 400 heures/année.
Notre approche transdisciplinaire s’apparente au concept curriculaire québécois
de compétences transversales, mais s’en distingue sur certains points
(Netten et Germain, 2000). Le programme d’études, inspiré des
objectifs communicatifs et culturels du secondaire, en FL2, a été adapté au
niveau cognitif des élèves de 6e année et est orienté vers
la littératie : il vise le développement non seulement de l’oral,
mais de la lecture et de l’écriture. Le Guide pédagogique,
interprovincial, propose une approche thématique (Moi, Mes passe-temps,
L’environnement, Les médias, Le Canada) qui comporte des tâches
de plus en plus exigeantes sur le plan cognitif, et implique le recours à la
pédagogie du projet ainsi qu’à de nombreuses activités
interactives. Aucun élément langagier n’est prédéterminé :
le choix du contenu langagier repose sur les intérêts des élèves
de chaque classe.
Dans l’ensemble, à l’oral, les 600 élèves testés
lors des entrevues individuelles arrivent à communiquer avec grande spontanéité sur
des sujets fondés sur leurs intérêts, comme les élèves
terre-neuviens arrivent habituellement à le faire à la fin du secondaire. À l’écrit,
ils peuvent communiquer à un niveau à peu près équivalent à celui
des élèves francophones québécois de la 4e année,
en ce qui a trait à l’aisance, et à ceux de la 3e année,
en ce qui a trait à la précision . En outre, leur estime de soi
s’est considérablement développée. On peut dire que
ces résultats dépassent, en définitive, nos attentes initiales
(Netten et Germain, 2004) .
Quatre autres provinces ont mis sur pied quelques classes-pilotes en 2002-2003
et 2003-2004 : l’Alberta, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick
et la Saskatchewan. En septembre 2004, il y aura probablement des classes-pilotes
en Colombie-Britannique, au Manitoba, en Ontario et, vraisemblablement, au Québec.
Tout porte donc à croire que, compte tenu des résultats positifs
obtenus jusqu’ici, le français intensif soit en train de devenir,
outre le français de base et l’immersion, une troisième option
prometteuse pour le développement du FL2 en milieu scolaire.
* Professeur, département de linguistique et de didactique
des langues, Université du Québec à Montréal
(UQAM)
** Professeure, Faculty of Education, Memorial University of Newfoundland
(MUN)
Notes
Recherche subventionnée par Patrimoine canadien.
Contrairement aux classes d’immersion, les classes de français intensif
ne sont pas consacrées à l’apprentissage des matières
dans la langue seconde (L2), mais bien à l’apprentissage de la langue
elle-même.
Il convient ici de noter l’absence de fondements théoriques en anglais
intensif, qui s’est plutôt développé suite à la
pression de plusieurs groupes de parents.
Contrairement à la situation en anglais intensif où, en règle
générale, l’apprentissage de l’anglais régulier
ne se poursuit pas après les cinq mois intensifs.
Le Programme d’études du français intensif (Curriculum Guide)
peut être consulté sur le site Internet de la province de Terre-Neuve-et-Labrador, à l’adresse
suivante : www.gov.nf.ca/edu/sp/elem_corefrench.htm
Depuis septembre 2002, dans cette province, le français intensif est offert
en tant qu’option officielle, pour la 6e année. En 2003-2004, la
province compte 45 classes de français intensif.
Pour un aperçu de nos définitions de précision linguistique
(accuracy) et d’aisance à communiquer (fluency), consulter notre
article (Germain et Netten, à paraître, b).
Depuis, nous avons entrepris une autre recherche (2001-2004), également
subventionnée par Patrimoine canadien, sur le suivi de ces élèves,
au secondaire (7e, 8e et 9e années). Nos résultats préliminaires
montrent que les élèves de l’intensif ont pu conserver leur
supériorité en capacité communicative en FL2.
Au Nouveau-Brunswick, comme le primaire se termine en 5e année, le français
intensif est offert en 5e année; en Alberta, même si le primaire
se termine en 6e année, les classes-pilotes sont en 5e année car
cette province compte poursuivre l’expérience en 6e année
avec les mêmes élèves, en ramenant de 70 à 50% environ
le pourcentage du temps consacré, quotidiennement, à l’apprentissage
intensif du français au cours de cette seconde année.
Bibliographie
Billy, L., « Expérimentation d’une nouvelle approche en
immersion », La Revue canadienne des langues vivantes / The Canadian
Modern Language Review, 36 (1980), p. 422 – 433.
Cummins, J., « Linguistic interdependence and the educational development
of bilingual children », Review of Educational Research, 49 (1979),
p. 80-95.
Netten, J. et C. Germain (2004), Coordination d’un numéro thématique
intitulé : « Le français intensif / Intensive French »,
Revue canadienne des langues vivantes / Canadian Modern Language Review,
Vol. 60, no 3.
- - - , « Transdisciplinary approach and intensify in second language
learning / teaching », Revue canadienne de linguistique appliquée
/ Canadian Journal of Applied Linguistics, 3 (2000), p. 107 – 122.
Germain, C. et J. Netten, « Fondements d’une approche transdisciplinaire
en FLE / FL2 : le français intensif au Canada », Actes du Colloque
intitulé : « Pluralité des langues et des supports dans
la construction et la transmission des connaissances », ENS de Lyon,
juin 2002. Titre du recueil : Pluralité des langues et des supports:
Descriptions et considérations pédagogiques, à paraître
(a), Cahiers du français contemporain.
- - - , « La précision et l'aisance en FLE / FL2 : définitions,
types et implications pédagogiques », Actes du Colloque intitulé : « La
didactique des langues face aux cultures linguistiques et éducatives »,
Paris, décembre 2002, à paraître (b).
Vygotsky, L.S., Pensée et langage. Paris : La Dispute [trad. fr.],
1985.